64
Le moribond
ouvrit son carnet à couverture plastifiée, dévissa le capuchon de son stylo, réfléchit
puis se mit à écrire.
C’était étrange ; alors qu’à
une époque le stylo courait sur le papier, semblant couvrir chaque feuille de
haut en bas comme par un acte de magie blanche, les mots peinaient maintenant, les
mots se traînaient, en grosses lettres tremblées, comme s’il était revenu à l’école
primaire dans sa propre machine à remonter le temps.
À l’époque, sa mère et son père
avaient conservé un peu d’amour pour lui. Amy ne s’était pas encore pleinement
épanouie et son propre avenir à lui, L’Étonnant Petit Gros d’Ogunquit et
Aspirant Hommosessual, n’était pas encore décidé. Il se revoyait assis dans la
cuisine inondée de soleil, en train de recopier lentement un livre de Tom Swift
sur un bloc Cheval bleu – mauvais papier jaunâtre marqué de lignes bleues –, un
verre de Coke à côté de lui. Il entendait la voix de sa mère dans le salon. Sa
mère qui bavardait au téléphone ou avec une voisine.
Le médecin dit que c’est
seulement de la graisse de bébé. Rien d’anormal au niveau des glandes, grâce à
Dieu. Et il est si intelligent !
Les mots qui grandissaient, lettre
après lettre. Les phrases qui grandissaient, mot après mot. Les paragraphes qui
grandissaient, une brique après l’autre dans ce grand rempart qu’était le
langage.
– Ce n’est pas ma plus
grande invention, dit Tom d’une voix vibrante. Regardez bien ce qui va arriver
lorsque je retire la plaque, mais pour l’amour de Dieu, n’oubliez pas de vous
protéger les yeux !
Les briques du langage. Un
caillou, une feuille, une porte dérobée. Mots. Mondes. Magie. La vie et
l’immortalité. La puissance.
Je ne sais pas de qui il tient
ça, Rita. Peut-être de son grand-père. C’était un pasteur et on dit qu’il
faisait de magnifiques sermons…
Regardant les lettres s’améliorer
avec le temps. Les regardant se lier les unes aux autres, oubliée la copie, il écrit désormais. Rassemblant des idées, assemblant des intrigues. Après tout, le
monde n’était qu’un ensemble d’idées et d’intrigues. Il avait finalement eu sa
machine à écrire (mais il ne lui restait déjà plus grand-chose d’autre ; Amy
était au lycée, elle faisait partie du groupe des majorettes, de la société d’art
dramatique, du club d’éloquence, premier prix dans toutes les matières, les
fils de fer qu’on lui avait mis dans la bouche avaient maintenant disparu, et
sa meilleure amie au monde était Frannie Goldsmith… mais la graisse de bébé de
son frère n’avait pas encore disparu, même s’il avait treize ans, et il avait
commencé à se servir de mots longs comme le bras pour se défendre, et avec une
horreur grandissante s’était rendu compte de ce qu’était la vie, de ce qu’elle
était vraiment : une énorme marmite infernale, et il était le
missionnaire, tout seul dans cette marmite, celui qu’on faisait lentement
bouillir). La machine à écrire lui fit découvrir le reste. Au début, elle était
lente, si lente, et les fautes de frappe si nombreuses qu’elle l’exaspérait. Comme
si la machine s’opposait sournoisement à sa volonté. Mais il avait fait des
progrès et il avait commencé à comprendre ce qu’était véritablement la machine
– une sorte de conduit magique entre son cerveau et la page vierge qu’il
voulait conquérir. Quand l’épidémie de super-grippe avait éclaté, il pouvait
taper plus de cent mots à la minute et il parvenait enfin à suivre ses pensées
qui tournoyaient follement dans sa tête à les prendre au collet. Mais il n’avait
jamais complètement cessé d’écrire à la main se souvenant que Moby Dick avait été écrit ainsi de même que La Lettre écarlate et Le Paradis
perdu.
Avec les années, il avait formé
cette écriture que Frannie avait découverte dans son registre – pas de
paragraphes, pas de retraits, aucun repos pour l’œil. C’était un travail
terrible, épuisant pour la main tenaillée par les crampes – mais c’était un
travail d’amour. La machine à écrire avait été un instrument précieux, mais le
meilleur de lui-même, il l’avait toujours écrit de sa main.
Et c’est ainsi qu’il allait
maintenant transcrire ce qu’il lui restait encore à dire.
Il leva les yeux et vit des
busards tourner lentement dans le ciel, comme dans un film de Randolph Scott, ou
dans un roman de Max Brand. Une phrase qui aurait pu sortir d’un roman : Harold
vit les busards qui tournaient dans le ciel, attendant leur heure. Il les
regarda calmement, puis il se pencha sur son journal.
Puis il se pencha sur son journal.
Finalement, il s’était vu obligé
d’en revenir aux lettres traînantes, seule chose que son appareil moteur
hésitant lui permettait du temps de son enfance. Le souvenir nostalgique lui
revenait de la cuisine ensoleillée, du verre de Coke glacé, des vieux livres
moisis de Tom Swift. Maintenant, pensait-il (et écrivait-il), il aurait enfin
fait plaisir à sa mère et à son père. Il avait perdu sa graisse de bébé. Et
même s’il était encore techniquement puceau, il était moralement sûr de ne pas
être Hommosessual.
Il ouvrit la bouche et croassa :
– En pleine forme, maman.
Il était arrivé au milieu de la
page. Il regarda ce qu’il avait écrit, puis regarda sa jambe cassée qui avait
pris un si curieux angle. Cassée ? Le mot était bien faible. Elle était en
miettes. Il y avait cinq jours maintenant qu’il était assis à l’ombre de ce rocher.
Il n’avait plus rien à manger. Il serait mort de soif hier ou avant-hier si
deux grosses pluies n’étaient pas tombées. Sa jambe était en train de pourrir. Verdâtre,
elle dégageait une odeur de gaz. La chair avait tellement enflé qu’elle
gonflait son pantalon, tendant la toile kaki jusqu’à la faire ressembler à une
grosse saucisse.
Nadine n’était plus là depuis
longtemps.
Harold ramassa le revolver qui se
trouvait à côté de lui et vérifia le chargeur. Il l’avait vérifié au moins cent
fois depuis ce matin. Et lorsqu’il avait plu, il avait fait bien attention à
mettre son arme à l’abri. Il restait encore trois balles. Il avait tiré les
deux premières sur Nadine quand elle l’avait regardé et qu’elle lui avait dit
qu’elle s’en allait sans lui.
Ils sortaient d’une épingle à
cheveux, Nadine à la corde, Harold à l’extérieur sur sa Triumph. Ils n’étaient
plus qu’à une centaine de kilomètres de la frontière de l’Utah. Une flaque d’huile
à l’extérieur du virage. L’accident. Harold s’était longuement interrogé sur
cette flaque d’huile. Elle semblait presque trop parfaite. Une flaque d’huile
venue d’où ? Pas un véhicule n’avait dû monter jusqu’ici depuis
deux mois. Elle aurait eu amplement le temps de sécher. À croire que son œil rouge les surveillait, attendait le moment voulu pour faire apparaître une
flaque d’huile et mettre Harold hors jeu. Le laisser traverser les montagnes
avec elle, au cas où il aurait eu des problèmes, puis l’envoyer dans le décor, objet
devenu inutile.
La Triumph avait dérapé et s’était
écrasée contre la glissière de sécurité, projetant Harold en l’air comme on
envoie une coccinelle valser d’une chiquenaude. Et il avait senti une terrible
douleur dans sa jambe droite, entendu un affreux claquement mouillé quand elle
s’était cassée. Il avait hurlé. Puis une terre rocailleuse s’était précipitée
vers lui, une terre rocailleuse qui plongeait à pic vers le fond d’un ravin. Tout
en bas, il entendait de l’eau courir quelque part.
Il frappa le sol, rebondit très
haut, hurla encore, retomba sur sa jambe droite une fois de plus, l’entendit se
casser ailleurs, reprit son vol, retomba, roula sur lui-même et finalement alla
embrasser un arbre mort qui avait fait la culbute des années plus tôt au cours
d’un orage. S’il n’avait été là, il serait tombé jusqu’au fond du ravin où les
truites de montagne auraient pu se régaler de son cadavre, maintenant offert
aux busards.
Il écrivait dans son carnet, s’étonnant
encore de voir ces lettres tremblantes et enfantines : Je ne reproche
rien à Nadine. C’était vrai. Mais il ne l’avait pas toujours pensé.
Encore en état de choc, terriblement
secoué, la chair à vif, une horrible souffrance pour toute sensation dans sa
jambe droite, il avait essayé de remonter la pente en rampant. Loin au-dessus
de lui, il avait vu Nadine qui le regardait par-dessus la glissière de sécurité.
Tout petit à cette distance, son visage blanc ressemblait à celui d’une poupée.
– Nadine ! avait-il
crié dans un croassement rauque. La corde ! Dans la sacoche de gauche !
Elle s’était contentée de le
regarder. Il commençait à croire qu’elle ne l’avait pas entendu et il allait répéter
sa demande lorsqu’il vit sa tête pivoter à gauche, puis à droite, puis à gauche
encore. Très lentement. Elle lui faisait signe que non.
– Nadine ! Je ne
peux pas remonter sans la corde ! Je me suis cassé la jambe !
Elle n’avait pas répondu. Elle ne
faisait plus que le regarder, sans même prendre la peine de secouer la tête. Il
eut l’impression de se trouver au fond d’un trou profond. Et elle, au bord du
trou, le regardait.
– Nadine, lance-moi la
corde !
Encore ce lent mouvement de la
tête, aussi terrible que la porte d’une crypte se refermant lentement sur un
homme qui n’est pas encore mort, mais plutôt paralysé par quelque terrible
catalepsie.
– NADINE ! POUR L’AMOUR
DE DIEU !
Enfin sa voix descendit jusqu’à
lui, faible, mais parfaitement audible dans le grand silence de la montagne.
– Tout était arrangé, Harold.
Je dois continuer. Je regrette.
Mais elle ne fit rien pour s’en
aller ; elle restait là, derrière la glissière de sécurité, le regardant allongé
cinquante mètres plus bas. Des mouches étaient déjà occupées à goûter son sang
sur les différents rochers qu’il avait heurtés dans sa chute.
Harold commença à remonter en
rampant, traînant derrière lui sa jambe brisée. Au début, il ne ressentit pas
de haine, n’éprouva pas le besoin de la percer d’une balle. Il n’avait qu’une
idée en tête : se rapprocher suffisamment pour voir son expression.
Il était un peu plus de midi. Il
faisait chaud. Des gouttes de sueur ruisselaient sur son visage, puis tombaient
sur les pierres aux arêtes vives sur lesquelles il se traînait. Il avançait en
se hissant sur les coudes et en poussant avec sa jambe gauche, tel un insecte
blessé. Sa respiration lui râpait la gorge, comme une lime brûlante. Combien de
temps essaya-t-il de remonter ? Il n’en avait aucune idée. Mais, une ou
deux fois, il heurta sa jambe blessée contre une pierre et une énorme bouffée
de douleur lui avait alors fait presque perdre conscience. Plusieurs fois, il
était retombé en arrière, gémissant d’impuissance.
Finalement, il avait compris qu’il
ne pouvait aller plus loin. Les ombres s’étaient allongées. Trois heures
avaient passé. Il ne se souvenait plus de la dernière fois qu’il avait regardé
dans la direction de la route ; plus d’une heure, certainement. Dans sa
souffrance, il s’était totalement concentré sur les minuscules progrès qu’il
parvenait à accomplir. Nadine était sans doute partie depuis longtemps.
Mais elle était toujours là et, même
s’il n’était parvenu qu’à regagner un peu plus de cinq mètres, l’expression de
son visage était maintenant infernalement claire. C’était une expression de
chagrin et de pitié, mais ses yeux étaient vides, perdus dans le lointain.
Ses yeux étaient avec lui.
C’était alors qu’il avait
commencé à la haïr, qu’il s’était mis à tâter l’étui de son revolver. Le Colt
était toujours là, retenu durant sa chute par la sangle de cuir qui immobilisait
la crosse. Il la défit en faisant écran avec son corps pour qu’elle ne puisse
le voir.
– Nadine…
– C’est mieux ainsi, Harold,
crois-moi. Mieux pour toi, parce que sa manière serait beaucoup moins
douce. Tu le sais, non ? Tu ne voudrais pas le voir face à face, Harold. Il
est convaincu que celui qui trahit son camp trahira probablement l’autre. Il te
tuerait, mais d’abord il te rendrait fou. Il en a le pouvoir. Il m’a laissé le
choix. Ça… ou sa manière. J’ai choisi ça. Tu peux en finir rapidement si
tu as du courage. Tu sais ce que je veux dire.
Il vérifia le chargeur pour la
première des cent (peut-être mille) fois qui allaient suivre, sans sortir l’arme
de l’ombre de son coude meurtri.
– Et toi ? cria-t-il. Tu
ne trahis pas toi aussi ?
– Je ne l’ai jamais trahi
dans mon cœur, répondit-elle d’une voix triste.
– Je crois que c’est
exactement là que tu l’as trahi.
Il voulait qu’elle lise la totale
sincérité sur sa figure, mais en réalité il calculait la distance. Il pourrait tirer
deux fois, au maximum. Et chacun sait qu’un pistolet n’est pas très précis.
– Je crois qu’il le sait lui
aussi, reprit-il.
– Il a besoin de moi, et j’ai
besoin de lui. Tu n’as jamais été dans le coup, Harold. Si nous étions restés
ensemble, j’aurais… j’aurais pu te laisser me faire des choses. Cette petite
chose. Et tout aurait été perdu. Je ne pouvais pas courir le moindre risque
après tous ces sacrifices, ce sang, cette méchanceté. Nous avons vendu nos âmes
ensemble, Harold, mais il me reste encore suffisamment de moi-même pour vouloir
le plein prix de la mienne.
– Je vais te donner ce que
tu mérites, dit Harold qui réussit à se mettre à genoux.
Le soleil était éblouissant. Le
vertige le saisit dans ses mains rudes, affolant le gyroscope qui maintenait
son équilibre dans sa tête. Harold crut entendre des voix – une voix – rugissant
de surprise et de colère. Il appuya sur la détente. Le coup de feu roula entre
les montagnes, rebondit, renvoyé d’une paroi à l’autre, craquements, déchirements
qui n’en finissaient pas de s’éteindre. Une expression comique de surprise
apparut sur le visage de Nadine.
Et Harold pensa dans une sorte d’ivresse
triomphante : Elle ne croyait pas que j’aurais le culot ! La
bouche de la femme était grande ouverte, comme un O. Elle le regardait
avec des yeux ronds. Les doigts de ses mains se contractèrent et palpitèrent, comme
si elle s’apprêtait à jouer une étrange musique de piano. Le moment était si
doux que Harold perdit une seconde ou deux à le savourer, sans se rendre compte
qu’il ne l’avait pas touchée. Quand il le comprit, il braqua à nouveau son arme
sur elle, soutenant son poignet droit de sa main gauche.
– Harold ! Non !
Tu ne peux pas !
Je ne peux pas ? Une si
petite chose, appuyer sur une détente. Bien sûr que je peux.
Elle paraissait trop étonnée pour
bouger et, quand le cran de mire vint se nicher dans le creux de la gorge de
Nadine, il eut tout à coup la certitude glacée que c’était ainsi que tout
devait se terminer dans un dernier éclat de violence insensée.
Il la tenait, au bout de sa ligne
de mire.
Mais quand il commença à presser
la détente, deux choses se produisirent. De la sueur coula dans ses yeux et le
fit voir double. Puis il commença à glisser. Il se dit plus tard que l’amas de
cailloux avait cédé, ou que sa jambe blessée avait dû lâcher. Peut-être
était-ce même vrai. Mais on aurait dit… on aurait dit qu’on l’avait poussé et, durant les longues nuits qui avaient suivi il n’était pas parvenu à se
convaincre du contraire. Le jour, Harold demeurait obstinément rationnel, mais
la nuit s’emparait de lui la hideuse certitude qu’en fin de compte c’était l’homme
noir lui-même qui était intervenu pour l’écraser. La balle qu’il avait voulu
placer en plein dans le creux de la gorge de Nadine se perdit, décrivant une
large et belle courbe dans l’azur d’un ciel indifférent. Harold redescendit en
culbutant jusqu’à l’arbre mort, tordant et retordant sa jambe droite sous son
corps, enveloppé dans un linceul d’atroces souffrances, de la cheville jusqu’au
bas-ventre.
Il s’était évanoui en frappant le
tronc d’arbre. Lorsqu’il avait repris connaissance, la nuit venait de tomber et
la lune, aux trois quarts pleine, s’élevait solennellement au-dessus du ravin. Nadine
n’était plus là.
Il passa la nuit dans un délire d’angoisse,
sûr qu’il ne parviendrait pas à remonter jusqu’à la route, sûr qu’il mourrait
dans le ravin. Au matin, il avait pourtant repris son ascension, trempé de
sueur, fou de douleur.
Il avait commencé vers sept
heures, à peu près au moment où les gros camions orange du comité des
inhumations sortaient de la gare routière, à Boulder. Finalement, il avait posé
une main sanglante sur la glissière de sécurité à cinq heures de l’après-midi. Sa
moto était toujours là, et il pleura presque de soulagement. Frénétique, il
pêcha des boîtes de conserve et un ouvre-boîte dans une sacoche de la moto, ouvrit
une boîte, piocha dedans à deux mains et s’empiffra de corned-beef. Mais la
viande avait mauvais goût et, après de longs efforts, il la vomit.
Il commença à admettre le fait
inéluctable de sa mort prochaine. Il se coucha à côté de la Triumph et se mit à
pleurer, sa jambe brisée sous son corps. Puis il parvint à dormir un peu.
Le lendemain, une averse
torrentielle le laissa trempé, grelottant. Sa jambe avait commencé à sentir la
gangrène. Dans la soirée, il s’était mis à écrire dans son carnet à couverture
plastifiée et il avait découvert pour la première fois que son écriture commençait
à régresser. Il s’était souvenu d’un roman de Daniel Keyes, Des fleurs pour
Algernon. Des savants avaient transformé un concierge un peu retardé en
génie… pour quelque temps. Ensuite, le pauvre type avait commencé à régresser. Comment
s’appelait-il ? Charley quelque chose ? Oui, c’était bien ça, car le
titre du film qu’ils avaient tourné ensuite était Charly. Pas aussi bon que le
roman, plein de merde psychédélique style années soixante, s’il se souvenait
bien, mais assez bon quand même. Harold allait beaucoup au cinéma autrefois, et
il avait vu encore plus de films sur le magnétoscope familial. À l’époque où le
monde était ce que le Pentagone aurait appelé, ouvrez les guillemets s’il vous
plaît, une alternative viable, on ferme les guillemets. La plupart du temps
seul.
Il écrivait dans son carnet et
les lettres tremblées s’alignaient lentement :
Sont-ils tous morts ? Tous
les membres du comité ? Si c’est le cas, je le regrette. J’ai été trompé. Piètre
excuse pour mes actes, mais je jure que c’est la seule excuse qui ait jamais
compté pour moi. L’homme noir est aussi réel que la super-grippe, aussi réel
que les bombes atomiques qui attendent quelque part dans leurs armoires de
plomb. Et quand la fin approche, et quand elle est aussi horrible que les
braves gens ont toujours su qu’elle le serait, il n’y a qu’une chose à dire
quand tous ces braves gens s’approchent du Trône du Jugement : J’ai été
trompé.
Harold lut ce qu’il avait écrit
et s’essuya le front d’une main émaciée et tremblante. Ce n’était pas une bonne
excuse, mais une mauvaise. Enjolive-la tant que tu voudras, elle pue quand même.
Si quelqu’un lit ce paragraphe après avoir lu ton registre, tu feras figure de
parfait hypocrite. Il s’était vu comme le roi de l’anarchie, mais l’homme noir
avait su lire en lui et l’avait réduit sans effort à l’état d’un sac d’os tremblotants
qui mourait de sa vilaine mort sur la grand-route. Sa jambe avait gonflé comme
une chambre à air, elle sentait la banane trop mûre, et il était là, assis, tandis
que les busards piquaient et remontaient, portés par les courants thermiques, il
était là en train de vouloir rationaliser l’indicible. Il était tombé, victime
de son adolescence inachevée, c’était aussi simple que cela. Il avait été
empoisonné par ses propres visions de mort.
Maintenant qu’il mourait, il
sentait qu’il avait retrouvé un peu de bon sens et même peut-être un peu de
dignité. Il ne voulait pas rabaisser cela avec de mauvaises excuses qui
clopineraient sur la page entre deux béquilles.
– J’aurais pu être quelqu’un
à Boulder, dit-il d’une voix paisible.
Et cette vérité, si simple et si
atroce, aurait pu lui arracher des larmes s’il n’avait été si fatigué, s’il n’avait
été tellement déshydraté. Il regarda les lettres trembler sur la page, puis le
Colt. Tout à coup il voulut en finir et il pensa à la manière la plus vraie et
la plus simple de mettre un terme à sa vie. Plus que jamais, il semblait
nécessaire d’écrire et de laisser un message pour celui qui pourrait le trouver
un jour, dans un an ou dans dix.
Il prit son stylo. Il réfléchit. Puis
il se mit à écrire :
Je regrette
mes actions destructrices, mais je ne nie pas les avoir accomplies de mon
propre gré. Je signais toujours mes devoirs de mon nom : Harold Emery Lauder.
Je signais aussi mes manuscrits – pauvres petites choses. Et Dieu me vienne en
aide, j’ai même écrit mon nom sur le toit d’une grange en lettres d’un mètre de
haut. Je veux signer ceci d’un nom qui me fut donné à Boulder. Je ne pouvais l’accepter
alors, mais je le prends librement aujourd’hui.
Je vais mourir sain d’esprit.
Et il signa, très proprement, en
bas de la page : Faucon.
Il glissa le carnet à couverture
plastifiée dans la sacoche de la Triumph. Il revissa le capuchon du stylo qu’il
glissa dans la poche de sa chemise. Il enfonça le canon du Colt dans sa bouche
et regarda le ciel bleu. Il pensa à un jeu auquel ils jouaient quand ils
étaient enfants, un jeu qui lui avait valu bien des moqueries, parce qu’il n’osait
jamais aller tout à fait jusqu’au bout. Sur une route de terre, là-bas, il y
avait une carrière de gravier et vous sautiez d’en haut, d’une hauteur
terrifiante, avant de toucher le sable, de rouler et de rouler comme une balle,
pour ensuite remonter jusqu’en haut et tout recommencer.
Mais pas Harold. Harold s’avançait
au bord du trou et entonnait, Un… deux… trois ! comme les autres, mais
le talisman ne fonctionnait jamais pour lui. Ses jambes restaient paralysées. Il
ne pouvait se résoudre à sauter. Et les autres parfois le poursuivaient jusque
chez lui, l’abreuvaient d’insultes, l’appelaient Harold gras-du-bide.
Il pensait : Si j’avais
pu me décider à sauter une seule fois… juste une seule fois… je ne serais
peut-être pas ici. Tant pis, c’est la dernière fois qui compte.
Il compta mentalement : Un…
deux… TROIS !
Il appuya sur la détente.
Le coup partit.
Harold eut
un soubresaut.